Parlement des liens : fini l’isolement, penser en commun
À l’occasion de la parution d’un ouvrage collectif[1] aux Liens qui Libèrent, 53 universitaires se sont réunis au Centre Pompidou Paris pour une « performance de la pensée » : 42 conversations de 45 minutes chacune, en duo et ouvertes au public.
Mêlant sciences humaines (de la philosophie à la psychanalyse) et sciences naturelles (biologie, bactériologie, éthologie), cette expérience était placée sous le signe de la transdisciplinarité.
Au sortir d’un moment de repli général et de rétrécissement de nos horizons de pensée (réduction de la vie à la seule survie biologique et isolement dans la sphère privée), il était temps de penser en commun.
De la domination à la coopération
La volonté de ces intellectuels ? Accompagner le changement social. Dans l’air du temps flottent les signes annonciateurs d’un changement de paradigme : le passage d’une logique de hiérarchie et de domination à une logique de coopération.
Ce mouvement, soit le passage du paradigme de la séparabilité à celui de l’interdépendance ou de la trans-dépendance, est incarné par le libre dialogue entre 33 domaines de savoir enfin décloisonnés : art, démocratie, économie, droit, écologie, identité, imaginaires, langage, pédagogie, travail, santé, religion, etc. Le format même de ces « conversations des liens », un dialogue ouvert entre les disciplines, est représentatif du passage de la séparabilité et de l’insularité aux interdépendances : de la division à la coopération.
Les « conversations des liens » réunissent donc divers spécialistes, chacun avec son domaine de recherche privilégié. Le dialogue entre un romancier (Alain Damasio) et une philosophe des sciences (Vinciane Despret) symbolise l’hybridation des savoirs : un renouveau salutaire de la pensée.
Pensée et action : le rôle des savoirs dans la révolution sociale
Car le renouveau de notre modèle social va de pair avec un changement de paradigme en sciences, et donc avec une refonte des savoirs. « Pour l’exprimer de manière succincte, nous passerions d’une société constituée d’objets distincts gouvernés par des forces extérieures à une société de relations, de flux, d’émergences ou d’interactions. »
Témoins de leur temps, observateurs et analystes critiques, les « parlementaires » ont aussi une volonté transformatrice : les savoirs sont une composante essentielle de la transition sociale (et scientifique). Comme le remarque Sophie Wahnich, « il n’y aurait pas eu de Révolution française si elle n’avait été précédée de multiples encyclopédies (dont celle de Diderot et d’Alembert) qui déployèrent un espace mental et culturel commun. » Pensée et action sont inséparables.
Observation, mais aussi transformation de la société : « nous sommes des intellos, mais nous faisons un geste politique », souligne Abdennour Bidar. Penser en commun, penser le commun, un acte politique – au sens large du terme. Les moments de bascule, d’entre-deux et d’incertitude rendent possible un élargissement de nos horizons de pensée recroquevillés, une ouverture, une perspective. La tension et la crise (sociale, écologique, de sens) constituent une fenêtre d’opportunité pour faire advenir un autre ordre social. Il s’agit d’accompagner le passage à un modèle coopératif, qui est en réalité présent en germe, à l’état latent, dans la société actuelle.
Liens qui aliènent, liens qui libèrent
Symbole de l’ordre social libéré, le lien est le véritable leitmotiv de ces conférences. Il s’agit non seulement de lier les disciplines entre elles, mais aussi de faire dialoguer profs et profanes, c’est-à-dire d’ouvrir le savoir « universitaire » ou « académique » à l’ensemble des êtres humains doués de raison. Il est temps de dissocier savoir et diplôme, pensée et diplôme ! Comme le disait Michel Foucault au micro de Jacques Chancel en 1975, « : le diplôme, ça permet […] de faire croire à ceux qui n’ont pas le diplôme qu’ils ne sont pas en droit de savoir, et qu’ils ne seraient pas capables de savoir. […] Le diplôme, moi je crois qu’il est fait précisément pour ceux qui ne l’ont pas ! » [2] »
Ainsi, le lien libère, car il supprime les clôtures et les frontières, intellectuelles et matérielles, physiques et mentales. Relier, tisser, c’est abolir les trop nombreuses dichotomies de la pensée occidentale : ville/campagne, travail/loisir, intellectuel/manuel, raison/passion, humain/animal, masculin/féminin… A la fois préservation, restauration (re-lier, réparer) et renouveau, les liens apaisent et réconcilient l’humain avec lui-même, c’est-à-dire avec l’ensemble du vivant.
Tous les domaines de la vie
La diversité des interventions et l’étendue des champs de recherche permettent, lorsque les conversations mises bout à bout se répondent, de couvrir tous les domaines de la vie individuelle et collective. A travers une mosaïque de sujets variés, ces courtes conversations esquissent la vision d’une société libérée. Des pistes pratiques émergent, aux niveaux individuel, collectif et institutionnel, pour replacer la vie au centre de nos existences et remettre du sens dans nos vies.
Un auditeur curieux et enthousiaste peut parcourir les conversations au hasard, en les réécoutant en ligne ; mais face à une telle profusion d’informations (42 conversations), voici quelques suggestions d’écoute, testées et approuvées.
– Dominique Méda et Abdennour Bidar examinent la place du travail dans nos vies. Ils abordent la réduction du temps de travail[1], une étape fondamentale vers la société du temps libéré ; ils questionnent la pertinence d’un revenu de base, et font le lien entre travail et quête de sens, travail et spiritualité : vers un impératif de la réalisation de soi ? Remettre le travail à sa juste place élargirait nos vies en libérant du temps pour d’autres activités : engagement associatif, loisir qui fait grandir, culture du lien social.
– Dans sa conversation avec Pablo Servigne, Abdennour Bidar pose la question de la spiritualité. Dans le monde « moderne » qui a banni dieu de la cité et a fait du spirituel un tabou, il semble nécessaire de cultiver le triple lien : le lien à soi, en faisant de sa vie une œuvre ; le lien aux autres, en s’ouvrant à l’altérité ; le lien à la terre, en honorant toutes les formes de vie et en remettant l’humain à sa juste place dans le cosmos.
Définir sa propre spiritualité, une spiritualité laïque, permet d’élargir nos vies intérieures : vers une vie authentiquement humaine, qui dépasse l’aliénation du seul labeur animal.
– Eloi Laurent et Corinne Pelluchon discutent de l’hégémonie de la valeur marchande dans nos sociétés. Comment déconstruire le PIB, un indicateur mortifère qui valorise des activités destructrices ? Quels rapports entre valeur d’usage et valeur d’échange ? Comment mesurer le bien-être, et comment réencastrer l’économie dans la morale ? – Avec Yves Citton, Alain Damasio analyse le pouvoir subversif de la littérature, des utopies jusqu’aux romans d’anticipation. Quel est le pouvoir politique de la fiction ? Comment faire pour que des grappes d’individus atomisés se constituent en groupes politiques, et prennent en main leur destin collectif ?
Liens utiles et remarques conclusives
Pendant vos vacances, vous pouvez réécouter les conversations à l’adresse suivante : www.leparlementdesliens.fr. Vous pouvez aussi prolonger votre itinéraire intellectuel autour du lien en lisant le manifeste du parlement des liens, Relions-nous (10 euros). La suite du programme est également publiée sur le site internet.
Nous aurions aimé une organisation plus décentralisée, qui quitte la capitale pour donner des conférences dans d’autres villes de France (la fameuse « province »), afin de créer dans tout l’hexagone de petits îlots de résistance et de pensée en commun. Dans la pratique, il faudrait encourager le lien avec le public pour ouvrir le dialogue social : créer les conditions permettant de nourrir la vraie démocratie.
En définitive, à travers la culture du triple lien, il en va de la lente réalisation de notre humanité, individuelle et collective. Le lien est le premier pas vers une humanité réconciliée avec elle-même !
[1] Relions-nous, éditions Les Liens qui Libèrent, 2021.
[2] Voir https://www.youtube.com/watch?v=VjsHyppHiZM, « Michel Foucault sur l’éducation »
[3] (Voir l’article du Monde Diplomatique de juin 2021 sur la semaine de 28 heures.)