Au milieu des dualismes, penser l’harmonie

Publiée en 2020, l‘anthologie L’écologie sociale, penser la liberté au-delà de l’humain rassemble et met en perspective des fragments de trois essais majeurs de Murray Bookchin : The Ecology of Freedom (1982), Remaking Society (1990) et The Philosophy of Social Ecology (1990).

Choisis par Marin Schaffner de façon à former un ensemble cohérent, ces sept chapitres donnent un aperçu global de son projet philosophique et politique. Il s’agit donc d’une très bonne introduction à l’écologie sociale de Murray Bookchin, une philosophie tournée vers la pratique.

Œuvre hétérodoxe, la pensée de Murray Bookchin réunit des influences multiples : il s’appuie sur les sciences humaines et sur les sciences naturelles pour construire l’écologie sociale. Philosophie et sciences naturelles : ce mélange constitue le socle de sa pensée.

Ses ouvrages mêlent la critique sociale « classique », post-marxienne, dans la veine d’Adorno ou d’Horkheimer, à la biologie, en examinant l’héritage darwinien. Cela afin de poser les premières pierres d’un ordre social libéré : une société harmonieuse, qui abolit le dualisme nature-culture et à la domination entre les Hommes.

Dénoncer et reconstruire : critique sociale et utopie

La « théorie sociale » comporte deux volets : un versant critique, et un versant reconstructeur. « L’écologie sociale ne propose pas qu’une critique de la rupture entre humanité et nature ; elle pose aussi l’exigence d’y remédier, et même de son indispensable et radical dépassement ». Déconstruire un système mortifère pour le vivant dans son ensemble – la nature, l’Homme, la société et les relations humaines – est nécessaire ; mais ce n’est que la première étape de la philosophie de Murray Bookchin.

Mobilisant les travaux d’anthropologues comme Pierre Clastres ou Elise Boulding, Murray Bookchin élabore une généalogie de la hiérarchie et analyse la domination : il en recherche les sources, et il questionne son caractère supposément « naturel ». La « lutte pour la survie », la « loi de la jungle » et le combat contre une nature hostile sont-elles des réalités anthropologiques ?

En réalité, « la masse écrasante de preuves anthropologiques suggère que la participation, l’entraide, la solidarité et l’empathie était les vertus sociales sur lesquelles les premiers groupes humains ont insisté au sein de leurs communautés. » La hiérarchie est un phénomène institutionnalisé, c’est-à-dire créé par les sociétés humaines : il n’est pas naturel, donc il n’est pas indépassable. Notre société présente, puisqu’elle est historiquement située, n’est pas le seul modèle possible. Reconnaître l’échec du capitalisme étatique dans sa version néolibérale, c’est réhabiliter nos capacités prophétiques. S’autoriser à penser autrement, hors des sentiers battus, ouvre la perspective d’une émancipation personnelle et sociale. Analyser le « déjà-là » politique et idéologique est la première étape pour se défaire de l’aliénation.

Une philosophie qui sauve

L’écologie sociale, discipline propre à notre temps, est donc une pensée de la libération, une philosophie des possibles. C’est une philosophie qui nous libère. En réponse aux crises qui sont les nôtres et qui secouent un capitalisme en fin de vie – crise écologique, crise sociale, crise de sens –, Murray Bookchin déploie une pensée de l’harmonie et de la réconciliation. En déconstruisant le dualisme nature-culture, un faux antagonisme qui nie le caractère naturel des sociétés humaines, Murray Bookchin replace l’Homme à sa place, inclus dans un environnement dans lequel il s’inscrit pleinement… et dont il dépend. « Finalement, en séparant si radicalement l’humanité et la société de la nature ou en les réduisant naïvement à de simples entités zoologiques, nous ne pouvons plus voir comment la nature humaine est dérivée de la nature non humaine, et l’évolution sociale de l’évolution naturelle. » Pourtant, l’esprit humain lui-même est un produit de l’évolution naturelle.

Or, réinscrire la société dans le contexte naturel qu’elle habite constitue une annonce programmatique : l’écologie sociale appelle une réorganisation radicale de la société humaine.

D’après Murray Bookchin, dans une société écologique libérée, l’unité dans la diversité et la complétude sont les mots d’ordre qui doivent régir l’écosystème social, c’est-à-dire la symbiose nature-culture. Après avoir déconstruit le caractère prétendument naturel de la domination et de la compétition, l’auteur révèle le véritable moteur du changement social : la coopération et l’expérimentation, nourries par la pluralité, la différenciation et le foisonnement dans les communautés humaines. Le changement social, c’est-à-dire « l’évolution humaine », est un processus qui nécessite des individualités libres et libérées, qui délibèrent à compétence égale et sur un pied d’égalité dans les affaires de la cité. « Les grandes périodes historiques de transition nous montrent qu’il faut laisser les flots montants du changement social trouver spontanément leur niveau. » Nous rejoignons ici la philosophie de John Dewey, chef de file du pragmatisme américain, et son concept d’« expérience ».

Une pensée de l’apaisement : les différentes échelles de la réconciliation

L’écologie sociale est donc une pensée de la réconciliation, qui défend une société harmonieuse, et ce, à de multiples niveaux ; grâce à une articulation apaisée de la nature et de la culture, Murray Bookchin libère la vie dans sa totalité.

D’abord, une écologie de la liberté mettra fin au conflit entre première et deuxième nature. Il est temps de dépasser l’opposition nature-culture, deux réalités en apparence irréconciliables.

Ensuite, au sein de la société humaine, les hiérarchies et les inégalités vécues comme insoutenables seront remplacées par des institutions justes (usufruit, minimum irréductible). Souligner la déshumanisation des relations humaines dans une économie de marché n’est qu’une étape préalable, pour mieux soigner des sociétés humaines en conflit.

Troisième niveau de la réconciliation envisagé par Murray Bookchin : l’Homme. L’individu serait lui aussi libéré par la fin des dualismes et par l’abolition d’une logique prédatrice et concurrentielle. L’écologie sociale est une réponse à l’absurdité de la vie moderne et à son absence de sens.

Enfin, une révolution théorique, en philosophie, doit accompagner cette écologie de la liberté : il s’agirait de déconstruire les trop nombreux dualismes de la pensée occidentale (nature-culture, corps-esprit, idéal-réel) pour développer une éthique de la complémentarité, et ainsi réhabiliter une nouvelle morale écologique face à un économicisme omniprésent.

Ainsi, l’écologie sociale réconcilie l’Homme avec la nature, les Hommes entre eux, et l’Homme avec lui-même.

Révolution dans les mœurs, révolution sociale : une écologie de la liberté pour une autre société

L’écologie sociale appelle un changement de modèle social, radical et sans compromission. Au niveau économique (mondialisation, productivisme, croissance) comme sur le plan de la psychologie sociale (compétition, hiérarchie, domination), l’écologie sociale s’oppose à des logiques et des modes de pensée fortement enracinés dans la conscience collective.

« Pour beaucoup de gens aujourd’hui, il semblerait qu’une société de marché fondée sur le commerce et la concurrence existe depuis « toujours », bien que nous soyons vaguement conscients qu’il existait des sociétés pré-commerciales fondées sur les dons et la coopération. » Notre société étant historiquement située, elle n’est pas la seule société possible.

Une révolution dans les mœurs de l’ampleur telle que celle que notre « civilisation » doit accomplir doit être accompagnée de dispositifs politiques. Les institutions doivent accélérer le changement social, sans toutefois le diriger, leçon tirée de l’expérience du « socialisme réellement existant » dans les pays du bloc de l’Est, où « les organisations d’avant-garde ont provoqué des catastrophes répétées chaque fois qu’elles ont cherché à forcer des changements. »

Une écologie de la liberté mérite des institutions libres, c’est-à-dire peuplées : Murray Bookchin esquisse, dans le sixième chapitre « La société écologique et ses utopies », une vision de cette société libérée.

Les utopies concrètes de Murray Bookchin : le municipalisme libertaire, ici et ailleurs

« Structurées autour de relations directes, en face-à-face, […] et non autour de relations représentatives, anonymes et mécaniques, [les institutions libertaires] sont fondées sur la participation, l’engagement et un sens de la citoyenneté qui met l’accent sur l’activité et non sur la délégation du pouvoir et sur la politique-spectacle. »

À échelle humaine (les estimations numériques varient : de 1.700 à 1.800 personnes par phalanstère représente la taille idéale selon Fourier, par exemple), les éco-communautés, mettant le travail en commun, garantiraient un revenu de subsistance à chacun. Dans une société du temps libre, l’engagement civique et la participation politique occupent une place centrale. La politique ayant retrouvé son sens originel, la prise de décisions profondes concernant la communauté, elle peuplerait le cœur de la Cité – de la vie individuelle et de la vie collective. Les éco-communautés, au lien social riche et solide, seraient réconciliées avec leur environnement : non un milieu extérieur et hostile à dominer et à assujettir, mais une première nature dans laquelle installer harmonieusement la société humaine – qui émerge de cette nature.

L’œuvre entière de Murray Bookchin s’attache à imaginer cette société libre. « Au cours de ces années, je me suis aussi concentré sur comment une société vraiment libre, basée sur des principes écologiques, pouvait modérer la relation de l’humanité à la nature. Par conséquent, j’ai commencé à explorer le développement d’une nouvelle technologie à dimension humaine. Une telle technologie comprendrait de petites installations solaires et éoliennes, des jardins biologiques et l’utilisation des « ressources naturelles » locales par des communautés décentralisées. Cette vision donna rapidement naissance à une autre – le besoin de démocratie directe, de décentralisation urbaine, d’une plus grande autosuffisance, d’une émancipation personnelle basée sur des formes communales de vie sociale – en somme, une Commune non coercitive composée elle-même de communes. »

L’utopie concrète d’une vie meilleure appelle une application pratique de la philosophie de Murray Bookchin. Elle ouvre la voie à une transformation du réel. Le système politique opérationnel pour cette écologie sociale porte le nom de municipalisme libertaire : une confédération de communes écologiques autonomes en démocratie directe. Ces idées sont mises en avant dans deux ouvrages de l’époque : The Rise of Urbanization and the Decline of Citizenship (1987) et Remaking Society [Une société à refaire] (1990).

Le municipalisme libertaire constitue l’inspiration théorique principale de l’utopie du Rojava. Au Kurdistan syrien, dans le nord de la Syrie, une révolution horizontale – dans laquelle les femmes ont joué un rôle de premier plan – a tenté de réorganiser la société sur des bases non hiérarchiques et sans domination – de l’Homme comme de la nature.

« Un stimulant à la pensée », loin des programmes idéologiques

La pensée de Murray Bookchin est une pensée en rupture ; inclassable, il refuse tout dogmatisme.

Il doit beaucoup à la tradition libertaire qui hérite des Lumières, mais voit les institutions comme des vecteurs de changement mis au service de la liberté. Il partage la critique marxienne de la domination, mais il l’étend en la faisant sortir du strict rapport de classe. De même, il refuse le productivisme marxien comme « voie nécessaire » vers le communisme.

Il retient des Lumières européennes l’amour de la liberté et la confiance en l’éducation pour former des individualités libres, mais il refuse leur pensée dualiste.

À l’intérieur de la pensée « écologiste » des années 1980 aux États-Unis, Murray Bookchin est également en rupture : extérieur à toute « école de pensée », il occupe une position particulière. (Voir le schéma ci-dessous.)


Les grands courants de pensée écologiste (schéma tiré de Philosophie Magazine hors-série n°46, Philosophie du réchauffement climatique, été 2020).

La pensée de Murray Bookchin est un édifice ouvert qui se méfie des dogmatismes, du prêt-à-penser et des « théories ». Seule une multiplicité d’individus libres et organisés peut faire advenir une société libre. Il l’annonce lui-même dans l’introduction de The Ecology of Freedom : « pour une œuvre si « simple », si « claire » et si peu partagée – en un mot, si élitiste – qu’elle ne nécessite aucune modification, le lecteur devra regarder ailleurs. Ce livre n’est pas un programme idéologique ; c’est un stimulant à la pensée – un ensemble cohérent de concepts que le lecteur ou la lectrice devra achever dans l’intimité de son propre esprit. »

Bibliographie complémentaire :

– Anthologie Murray Bookchin : L’écologie sociale, penser la liberté au-delà de l’humain, composée par Marin Schaffner (éditions Wildproject, 2020).

– Un anthropologue analyse le pouvoir dans les sociétés pré-lettrées d’Amérique du Sud : Pierre Clastres, La société contre l’Etat (les éditions de minuit, 1974).

– Pour une application pratique de l’écologie sociale détaillée par sa proche collaboratrice, Janet Biehl : Le municipalisme libertaire (écosociété, 1998).

– Une bibliographie complète de l’œuvre de Murray Bookchin, composée par Janet Biehl, pour orienter vos choix de lectures : http://dwardmac.pitzer.edu/Anarchist_Archives/bookchin/biehlbiblio.html, et son équivalent en français : https://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/introduction-a-murray-bookchin/

– Pour découvrir l’expérience libertaire au Kurdistan syrien : collectif, La commune du Rojava (Syllepse, 2017). Écouter également les Carnets du Rojava, podcast par Corine Morel Darleux pour la revue Ballast.

– Un roman utopique par un artisan-artiste génial, William Morris, pour découvrir une version concrète de cette société libérée : Nouvelles de nulle part (1890).

Détail du tapis Bullerswood, William Morris, 1889

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