LE PÉTROLE, « OR NOIR » OU « MERDE DU DIABLE » ?

1920/2020 : cette période sera sans doute considérée comme le « siècle du pétrole », tant l’irruption de cet hydrocarbure a infléchit le destin de l’humanité. Cet article est avant tout un résumé du livre de Mathieu Auzanneau (journaliste au Monde et directeur du shift Project, un think tank  spécialisé dans les questions énergétiques).

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gisement de pétrole
gisement de pétrole

« Nous sommes en train de nous noyer dans la merde du diable » (Juan Perez Alfonso, ministre du pétrole du Venezuela, cocréateur de l’organisation des pays exportateurs de pétrole : OPEP)

I – Les débuts : John D Rockefeller, le « roi du pétrole »

En 1859, le « colonel » Drake fore le premier puits de pétrole à Titusville, Pennsylvanie. Un jeune comptable ambitieux, John Rockefeller comprend tout de suite qu’une ère nouvelle a commencé et crée en 1870 une société à l’ avenir brillant : la Standard Oil.

Froid et exalté, cupide et rapace,  d’autant plus dénué  de scrupules qu’il est persuadé qu’il se conforme à la volonté de Dieu, grand capitaine d’industrie, Rockefeller est ce qu’on appelle aux États-Unis un « baron voleur ».

Par rachat, pressions diverses, il dispose très vite d’un monopole sur le raffinage du pétrole. A l’amont, il est en position de force face aux producteurs, que sa société finira par absorber, en aval, face aux transporteurs.

Le pétrole, plus énergétique que le charbon, peu coûteux à produire (du moins au début), facile à transporter car liquide, génère plus de profit que n’importe quelle industrie. Utilisé d’abord pour l’éclairage (pétrole lampant) et pour graisser les machines, il trouve vite d’autres utilisations.

En position de force dans ce secteur, Rockefeller peut narguer l’État. Celui-ci, soucieux de rétablir un peu de concurrence exige en vertu de la loi anti- trust (Sherman Act) qu’il scinde sa compagnie en plusieurs sociétés(1911). Rockefeller crée plusieurs  Standard Oil et garde le contrôle de la plupart d’entre elles, qui deviendront des « majors » (compagnies dominantes) sous le nom d’ Exxon (esso) Mobil, Gulf… Il devient le premier milliardaire en dollars.

Rockefeller et quelques autres magnats du pétrole jouent un rôle déterminant dans la formation du système financier américain, y compris dans la création de la banque centrale, la Federal Reserve Bank. La Chase Manhattan Bank lui appartient.

Son Empire lui survivra : il fonde une dynastie qui, tout au long du XXe siècle, exerce une influence considérable à travers la Fondation Rockefeller et d’autres centres d’influence et réseaux par lesquels passeront nombre d’ hommes politiques tels que Henry Kissinger. Nelson Rockefeller, petit-fils du fondateur sera le vice-président des États-Unis de 1974 à 1976.

II – Les maitres du monde

Les découvertes de gisements se multiplient : Mer Caspienne (le pétrole de Bakou échappe aux grandes firmes avec la révolution russe), Texas, Venezuela, Mexique, Sumatra (à partir duquel se crée la Shell) et surtout le Moyen Orient qui recèle les plus grosses réserves.

1928 : dans le château écossais d’Achnacarry, les dirigeants des trois plus grandes firmes pétrolières du monde (Standard Oil, Royal Dutch Shell et British Petroleum) signent un accord secret, qui les engage à éviter de se livrer à une concurrence ruineuse.

Monopoles, cartels, ententes illicites, pressions sur les États sont les pratiques courantes de l’industrie pétrolière.

Un autre accord secret leur permet de se partager à l’amiable les gisements de Mésopotamie (qu’on appelle bientôt l’Irak). La CFP (Compagnie française des pétroles) y aura sa part.

C’est que la guerre a montré l’importance vitale pour une puissance d’avoir accès au pétrole en cas de guerre, pour l’aviation, les transports automobiles, et même la flotte.

Au cours de la deuxième guerre mondiale la pauvreté de l’Axe (Allemagne, Italie, Japon) en pétrole est un problème permanent pour ces trois pays et explique les offensives lointaines et risquées vers le Caucase et l’Indonésie.

Les États-Unis, dont la consommation dépasse très tôt l’énorme production savent que l’Arabie recèle les plus gros gisements du monde. Sécuriser l’approvisionnement devient une des tâches essentielles de la diplomatie américaine.

De retour de la conférence de Yalta (février 1945), le président Roosevelt s’arrête en mer Rouge et rencontre le roi d’Arabie Ibn Saoud sur un navire de guerre, le Quincy. L’accord signé stipule que les États-Unis protégeront le royaume contre un accès libre à l’or noir. Cette alliance fonctionne encore.

Les firmes américaines ont l’exclusivité du pétrole saoudien au sein de l’Aramco (Arabian American Company).

Roosevelt, gravement malade, succombe deux mois après ce voyage décisif pour le monde d’après-guerre.

III – 1945 /1973 : L’âge d’or

Sept firmes dominent le monde, les « 7 sœurs » : 5 sont américaines, 2 européennes (BP et Shell). Elles maintiennent les prix du brut à un niveau stable et rémunérateur.

Les 4 plus gros gisements du monde se trouvent sur les bords du Golfe persique. Une fois le puits foré, l’extraction est quasi-gratuite.

En 1950, l’Arabie obtient un partage des profits plus avantageux. Les compagnies trouvent alors une « astuce en or » (golden gimmick) : elles obtiennent du gouvernement des États-Unis de ne plus avoir à payer de taxes sur des revenus déjà imposés ailleurs. Cette pratique se généralisera à d’autres pays dont le nôtre, permettant à Total et à d’autres entreprises de ne pas payer d’impôts en France.

Lorsque l’Iran veut en 1953 prendre le contrôle de ses richesses par une nationalisation, le premier ministre Mossadegh est renversé par un complot fomenté par la CIA. Le shah, jeune et inexpérimenté, sera un parfait paravent aux intérêts américains.

Cependant, dans les pays développés, l’or noir procure des avantages dont beaucoup peuvent profiter. Sans lui, pas de croissance démographique (la population du monde quadruple au XXe siècle).

Pas de « bouquet d’innovations » qui stimulent la grande croissance économique : automobile, avion, matières plastiques, fibres synthétiques…

Pas de « civilisation du loisir », de société hédoniste et individualiste.

Il est le support matériel de cette croyance en une croissance rapide et indéfinie qui est l’un des fondements de nos systèmes économiques.

Il amène une complexité croissante du fonctionnement technique des sociétés, selon l’anthropologue  américain J. Tainter qui parle d’ une spirale entre abondance énergétique et complexité.

Timothy Mitchell [1], estime qu’il a modifié les conditions de la vie politique : à une économie du charbon, qui a besoin d’une masse de main d’œuvre ouvrière, syndiquée et qui a réussi à trouver sa place dans la démocratie succède le monde du pétrole qui nécessite une main d’œuvre moins nombreuse, plus qualifiée, d’experts et de techniciens.

En 1956, un ingénieur, Hubbert, annonce lors d’un colloque sa théorie du pic pétrolier : tout gisement passe par une phase de croissance, atteint un sommet et commence à décliner. Hubbert estime que le pic pétrolier des États-Unis sera atteint en 1970. La conclusion de son intervention ne sera pas publiée.

[1] Timothy Mitchell : Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole (La Découverte , 2013)

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