Le refus du capitalisme
« Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste » : cette citation de Kenneth E. Boulding est fréquemment citée dans les cercles décroissants, car elle résume la prémisse que leurs adeptes partagent tous : les contradictions entre le milieu physique naturel (le système terre où nous vivons) et les aspirations illimitées du système capitaliste étant insurmontables en soi, sortir du capitalisme est une nécessité. Seulement voilà, pour changer de paradigme, il ne suffit pas de rejeter en bloc l’ordre dominant : il faut aussi proposer des alternatives crédibles et désirables. La mouvance décroissante aspire, à travers une critique des fondements du développement économique qui constituent notre vision de la « modernité », à proposer un modèle de vie et de société alternatif; et ce face à un capitalisme qui, synonyme d’exploitation et d’expansion, ne peut pas être heureux.
Ce courant de pensée, né dans les années 1970, tire ses origines du mouvement social de mai-68. On peut en trouver les germes dans la « critique artiste »[1] du capitalisme en vogue à l’époque, mais l’évènement que l’Histoire a retenu comme déclencheur direct a été la création en 1968 du Club de Rome et la publication, en 1972, du désormais mythique rapport Meadows, « the Limits to Growth[2] ». Dans le contexte de la croissance effrénée et des chimères productivistes des Trente Glorieuses (1945-1973), ce rapport est inédit : pour la première fois, dans les économies occidentales des démocraties libérales, des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology remettent en cause le dogme de la croissance économique. Ils dénoncent, modèle mathématique à l’appui, les conséquences humaines (persistance de la malnutrition mondiale) et écologiques (dégradation de l’environnement et épuisement des ressources naturelles) de la société de croissance. Leurs conclusions (effondrement du système planétaire sous la double croissance démographique et industrielle) et leur appel à une « croissance zéro » nous sont aujourd’hui des concepts familiers.
La société de croissance : quatre critiques principales
Partant du postulat qu’une croissance infinie est impossible dans un monde fini, les penseurs de la décroissance développent quatre critiques majeures du dogme de la croissance. Tout d’abord, ils s’attaquent à l’imaginaire productiviste qui prévaut depuis la révolution industrielle : celui qui réduit l’homme moderne à la passivité en lui enlevant toute responsabilité politique pratique, et qui l’aliène dans la production comme dans la consommation. Plus précisément, les décroissants ont combattu, dans les années 1970, le mythe des Trente Glorieuses, selon lequel l’âge d’or du capitalisme pourrait perdurer indéfiniment. Cette période inédite de prospérité économique et matérielle (caractérisée par la consommation de masse) est directement liée à la troisième critique de la décroissance : le refus de réduire la vie humaine à la société de consommation. En rupture radicale avec les mirages d’un capitalisme soutenable et d’une mondialisation heureuse, ils prennent le contre-pied des illusions de croissance verte en déconstruisant notamment le concept de « développement durable ».
Enfin, il ne faut pas oublier la critique de la technique, particulièrement développée par André Gorz. L’utilisation aveugle de la technique « pour la technique » est bien représentative du rapport au monde de l’homme moderne [3] à la volonté de puissance inextinguible. Ainsi, la mouvance décroissante s’articule aussi autour d’une dissection minutieuse de la figure du démiurge humain qui se pense comme « maître et possesseur de la nature ». Il s’agit donc bien d’une remise en question radicale de la logique du système capitaliste, et du refus du règne de la technique et des chiffres : le règne d’une pseudo-« science » économique sur l’humain et sur la nature.
Plus loin que le marxisme : une remise en cause de la modernité même
Pour les décroissants, dont beaucoup, à l’instar d’André Gorz, sont considérés comme des « marxistes hétérodoxes », le marxisme n’est pas la solution. En effet, enfermée dans une position économiciste, cette philosophie reste un productivisme. La lutte entre travail et capital porte sur le partage de la valeur à l’intérieur du système productif : elle ne l’attaque pas à la racine. Pour Fabrice Flipo (implications-philosophiques.org/actualite/une/les-cinq-sources-de-la-decroissance/), le marxisme orthodoxe propose de mieux répartir les fruits de la croissance, mais ces fruits restent les mêmes. Le combat à mener est alors celui de « l’abolition de la valeur » et de la « sortie de la société salariale« . Serge Latouche avance l’idée que marxisme et libéralisme sont les deux faces d’une même vision nocive de la « modernité » que nous devons aujourd’hui surmonter. La décroissance est donc aussi, au delà d’un rejet du capitalisme, une critique de notre soi-disant « universalisme » moderne.
Deux niveaux d’action pour un autre modèle de civilisation
Simultanément à la critique de l’ordre dominant, les objecteurs de croissance viennent aussi poser les jalons d’un modèle de civilisation alternatif. La décroissance n’est pas qu’une posture d’éternel insatisfait, au contraire : c’est un mouvement résolument optimiste et tourné vers l’avenir. Pour qu’un changement de paradigme soit réellement envisageable, la critique du capitalisme doit aller de pair avec la proposition d’un modèle alternatif : ici, celui de la simplicité volontaire et de la sobriété heureuse. La décroissance sera « conviviale » : résumé par la formule « moins de biens, plus de liens », il ne s’agit pas d’un retour à l’âge de pierre et d’un refus dogmatique de toute forme de technique, tout l’enjeu étant ici de se la réapproprier[4].
A travers une vie plus simple (réduction du temps de travail, augmentation des échanges qui sortent du cadre de l’économie, moins de déplacements longue distance, réduction des désirs non naturels et non nécessaires, etc.), les décroissants veulent réinventer le vivre-ensemble à travers un projet résolument humain. Concrètement, il s’agirait d’une vie plus calme et plus lucide, plus consciente et éloignée de la course effrénée derrière la vie. Remplacer les achats compulsifs par plus de lien sociaux, allonger la durée de vie des objets pour honorer leur qualité, mettre en avant le savoir-faire artisanal, laisser respirer la créativité individuelle, augmenter le temps libre, se relier à l’homme et à la nature… Des dispositifs concrets sont prévus pour mettre en place ces aspirations personnelles et collectives : répartition égalitaire du temps de travail; Dotation Inconditionnelle d’Autonomie, ou Revenu de Solidarité Inconditionnel, et son corollaire, le Revenu Maximum Autorisé; relocalisation des emplois; conseils de quartier avec un réel pouvoir décisionnel; abolition du PIB; gestion démocratique des biens communs; etc [5].
Un tel projet s’articule à deux niveaux. Tout commence par l’initiative individuelle : les décroissants refusent individuellement de participer et d’accepter le paradigme économique et sociétal dominant, celui d’un capitalisme productiviste et consumériste. Convaincus que pour changer le monde, il faut d’abord se transformer soi-même, leurs modes de consommation évoluent (circuits courts, agriculture biologique et végétarienne, commerce équitable, minimalisme), de même que leurs habitudes de déplacement (tourisme local et mobilités douces) et leurs modes de vie (choix professionnels, lieu de résidence).
Il s’agit ensuite d’aller plus loin et de construire activement les alternatives d’un autre monde en s’engageant pour une monnaie locale, un projet d’écohameau, un supermarché participatif, la démocratie directe à l’échelle locale… Les possibilités sont vastes : pour paraphraser Serge Latouche, la décroissance est plus un slogan qu’un concept. C’est un « mot-obus », qui vise à « décoloniser nos imaginaires », c’est-à-dire à nous autoriser collectivement à penser en dehors du cadre référentiel néolibéral qui domine aujourd’hui.
La décroissance est donc bien, dans un second temps, un projet de société global, qui dépasse l’individu. Les alternatives locales représentent de petits « pôles de décroissance » dont le nombre (lui, croissant) fait émerger progressivement un modèle alternatif pour demain. Cette démarche « par le bas » n’évacue aucunement le rejet en bloc du capitalisme par la mouvance décroissante ; il ne s’agit pas, comme les marxistes orthodoxes, de provoquer un changement de système politique uniquement par le haut : la sobriété heureuse se veut lancer le mouvement par le bas, à travers des alternatives ancrées dans les territoires.
Les objecteurs de croissance nous présentent une réponse possible à quatre des crises de la modernité : économique, sociale, politique, et crise de sens. En cela, ils aspirent à un changement à l’échelle globale : la décroissance est plus qu’un projet de vie individuel, c’est aussi une aspiration collective à redonner du sens à notre existence collective et politique [6].
Nécessaire, mais non suffisant
Il est tout de même nécessaire de pointer du doigt les failles potentielles de ce courant de pensée. Le principal problème que j’y vois, malheureusement inévitable, est celui de sa perspective, centrée sur les pays « riches ». La décroissance n’est réellement envisageable que pour les pays du Nord, privilégiés et industrialisés, dont la baisse du niveau de vie serait acceptable en comparaison avec leurs voisins du Sud. Il est impensable que ces derniers, dits « en voie d’industrialisation » ou « en développement », puissent immédiatement emprunter la voie de la décroissance. La simplicité volontaire reste le luxe des plus chanceux et des mieux lotis, et ce à l’échelle mondiale comme à l’intérieur même d’un pays. Or, la justice sociale, à tous niveaux, est un point central de la transition écologique, qui sera nécessairement solidaire et démocratique. Ensuite, au niveau systémique, il me semble que la mouvance décroissante ne sera pas suffisante, politiquement parlant, pour impulser un réel changement de système. Les ZAD, les collectifs Antipub, les écovillages, le slow-food ou le slow-living… sont les composantes nécessaires d’un paradigme alternatif, mais leur simple existence ne semble pas suffisante pour accomplir le virage nécessaire.
C’est en cela que la diversité des mouvements sociaux est essentielle : la décroissance est un courant de l’écologie politique qui doit se combiner à d’autres points de vue à l’intérieur de l’écologie politique comme avec d’autres alternatives sociétales. La diversité des tactiques [7] est non seulement nécessaire, mais aussi inévitable : préserver une multitude de points de vue et leur mise en dialogue plurielle et permanente nous permettra d’éviter l’échec d’un « socialisme réel » dont la pratique fut si déconnectée de la théorie. Finalement, il s’agit de faire (re)vivre la démocratie à travers l’échange pour l’élaboration du monde dont nous voulons collectivement : dialoguer pour coopérer et non pas pour imposer une utopie prédéfinie.
Des ressources pour en savoir plus :
– La pensée d’André Gorz et de Jacques Ellul, deux piliers de l’écologie politique, ainsi que de la critique de la technique et de la décroissance.
– Des décroissants plus récents : Agnès Sinaï et Dominique Méda.
– Différentes revues, comme La Revue du MAUSS qui propose un autre regard sur les sciences sociales
– Le manifeste pour une décroissance conviviale donne un bon résumé concis des thèses du mouvement : http://www.decroissance.qc.ca/sites/default/files/manifeste.pdf
[1] Je me réfère à la distinction de Luc Boltanski et Eve Chiapello dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme.
[2] Traduit en français par « Halte à la croissance ? »
[3] Par « moderne », j’entends la définition de l’homme comme « maître et possesseur de la Nature » qui domine depuis la révolution industrielle du 19e siècle, et dont les racines remontent à certains penseurs humanistes des Lumières.
[4] Elle se veut un choix lucide des inventions.
[5] Pour plus de propositions concrètes, lire http://www.projet-decroissance.net/wp-content/uploads/2016/05/liegey-2014-RFDD.pdf
[6] Par « politique », j’entends « en tant que communauté politique », c’est-à-dire en tant que groupement organisé qui décide de son existence collective à travers la délibération démocratique.
[7] Je me réfère à l’article de Starhawk « Au delà de la violence et de la non-violence | Terrestres ». Consulté le 31 mai 2020.