Il reconnaît la parenté que nous avons avec les autres animaux conformément aux travaux de Charles Darwin[1] et en tire les conséquences. Il met un terme à l’anthropocentrisme sur lequel est basée notre civilisation pour reconnaitre les intérêts du vivant dans son ensemble et en particulier le « vouloir vivre » que les autres animaux possèdent tout comme nous.
Cette caractéristique est inhérente aux animaux sentients. La sentience est la capacité d’un individu humain ou non-humain à ressentir des émotions telles que la douleur, le plaisir, la joie, la peur etc. Celle-ci n’est pas issue d’une croyance mais fait consensus dans le milieu scientifique en ce qui concerne tous les animaux vertébrés, de nombreux arthropodes et certains mollusques grâce aux récentes découvertes de la paléoanthropologie, la biologie moléculaire, l’éthologie ou les neurosciences.[2]
Pour le philosophe britannique Jeremy Bentham : « La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? ni : peuvent-ils parler ? Mais : peuvent-ils souffrir ? »[3]
L’animal est une personne capable d’éprouver des émotions. Par conséquent, il n’y a pas plus de raisons d’opprimer une espèce en fonction de ses caractéristiques biologiques qu’il y en a d’opprimer une race, une religion, un genre ou une orientation sexuelle.
Il ne s’agit pas de décréter que les animaux sont les égaux des humains car il existe bien évidemment des différences biologiques inhérentes à chaque espèce. En revanche ces différences ne constituent pas une raison valable pour exploiter des animaux. Il convient donc d’accorder à tous des droits fondamentaux : nous ne devons plus les manger, les enfermer, les torturer ni en faire le commerce.[4]
L’antispécisme face à une société conservatrice
Bien souvent, les détracteurs et les sceptiques vis-à-vis de l’antispécisme ne contesteront pas le raisonnement mais seront en désaccord avec tout ou partie de la réponse apportée par les militants, notamment le boycott de tous les produits issus de l’exploitation animale, la pratique du véganisme. Cependant, la liberté de consommer des produits issus de l’exploitation animale réfute la liberté fondamentale dont devrait jouir les animaux, celle de vivre.
Malgré cela, de nombreux obstacles s’opposent à tout changement éthique de notre consommation. Principalement, l’existence d’intérêts commerciaux importants se fonde sur l’exploitation animale. Les lobbies de l’industrie agroalimentaire, plus préoccupés par les gains économiques que par les besoins réels de la population, empêchent la société française d’avancer sur la prise en compte des intérêts du vivant. Ensuite, nous sommes mues par nos habitudes individuelles, conséquences d’années de consommation carnée, mêlées à une intériorisation de pratiques culturelles[5] qui sont difficiles à faire évoluer. Et enfin les positions idéologiques[6] et religieuses[7] ancrées très profondément dans notre société nous renvoient sans cesse à des considérations anthropocentristes.
René Descartes dans son livre Discours de la Méthode publié en 1637 développe l’idée que les animaux sont, tels des machines, dénués de conscience et de pensée, obéissant uniquement à leur instinct. Il met l’humain sur un piédestal en le séparant du reste du vivant. Pourtant de récentes études en biologie affirment qu’il existe des capacités de raisonnement chez les animaux.[8] La société moderne, fondée sur cette conception de « l’animal-machine », s’appuie sur une production mécanisée et taylorisée pour satisfaire une société de consommation débridée avec pour effet une exploitation toujours plus intensive et cynique des animaux les reléguant au niveau de simple marchandise[9]. Malgré cela, la société occidentale semble aujourd’hui tirer les enseignements de Copernic et Darwin et modifie lentement son système de valeurs pour replacer l’Humanité non pas au centre de l’univers mais comme faisant partie d’un tout.
L’antispécisme est donc le fruit d’une longue évolution culturelle de nos sociétés qui vient se confronter à l’idéologie humaniste au caractère profondément spéciste.
Le spécisme fruit d’une construction sociale
Partant de ce constat, le spécisme fut développé en analogie à d’autres discriminations telles que le sexisme et le racisme.[10]
Dans les années 1970, le philosophe utilitariste australien Peter Singer, dans son ouvrage La Libération animale, définit le spécisme comme une croyance humaine selon laquelle une espèce est plus importante qu’une autre. Il s’agit d’une forme de discrimination basée sur l’espèce.
Pour définir l’origine des discriminations spécistes, il convient de faire une petite mise au point en abordant un thème central de la sociologie.
En sociologie, le courant de pensée déterministe[11] considère que les individus sont déterminés par les structures sociales qui les conditionnent à penser et agir sans libre arbitre. Ce sont ces structures sociales bien ancrées dans notre société telles que les traditions, les croyances, l’école, l’État ainsi que tout le système d’organisation social actuel qui nous inculquent des valeurs et des normes. Celles-ci sont avant tout issues d’une construction culturelle qui n’est pas innée. Mais concrètement, comment cela se passe ?
Dès l’enfance, les individus intègrent des pensées spécistes pour lesquels il deviendra difficile de s’en défaire à l’instar des pensées sexistes ou racistes largement combattues mais dont souffre encore notre société. Toutes les personnes travaillant dans des secteurs en rapport avec l’exploitation animale et celles qui consomment leurs produits sont ainsi conditionnées par un système qui les incite à se comporter de la sorte.
Une lutte sociale contre toute forme de domination
L’humanisme traditionnellement est un courant de pensée qui place l’Homme au centre du monde. En lui prêtant des caractéristiques exclusivement humaines, il l’oppose systématiquement aux autres espèces animales et lui octroi un droit « naturel » à exercer sa domination mais on sait depuis Darwin qu’il n’existe que des différences de degré et non de nature entre les espèces. Cet asservissement n’a pas lieu d’être car il n’y a pas de lien logique entre ces différences et la justification de l’oppression.
Selon moi, il est primordial d’insuffler un changement profond dans notre rapport avec le vivant. L’humanité ne sera pas à la hauteur des enjeux de la crise écologique si elle ne travaille pas à déconstruire la société passée en revoyant radicalement la relation qu’elle entretient avec la nature et tout particulièrement les animaux non-humains. Changer notre rapport à la nature implique de ne plus considérer les êtres qui y vivent comme des ressources à notre disposition mais comme des habitants qui ont autant le droit d’être là que nous.
L’antispécisme est un humanisme élargi dans le sens où elle étend le système de valeurs de notre société. Ce combat réinvente la lutte des classes en unissant les dominés, les prolétaires[12] et les animaux réduits en esclavage, face à la classe dominante qui entretient le système capitalisme. Il conviendra dans les années à venir de prendre en compte davantage l’antispécisme comme une composante intrinsèque des luttes sociales et écologiques.
[1] Charles Darwin argumente sa théorie de l’évolution dans son ouvrage L’origine des espèces paru en 1859.
[2] Sources :
- https://www.inrae.fr/actualites/conscience-animale-connaissances-nouvelles
- Expérience conduite à l’Université de Massachusetts (USA) : https://vimeo.com/134698781
- Expérience sur la capacité des chimpanzés de l’Université de Kyoto, Primate Research Institute : https://vimeo.com/256791123
[3] Source : Bentham Jeremy, Introduction aux principes de la morale et de la législation, chap. XVII, 1789.
[4] Source : Caron Aymeric, Antispéciste, page 10, 2016.
[5] Notamment la tradition culinaire française. Ne vous est-il jamais arrivé de vous extasier devant un pâté lorrain ? Bien qu’il provoque un plaisir gustatif tout à fait légitime, vous ne pouvez dénigrer le fait que ce comportement est issu d’un apprentissage lié à votre propre culture. Si vous aviez grandi dans une société végétarienne, ce type de produit vous dégoûterait surement autant que peuvent nous dégouter les pratiques d’anciennes sociétés cannibales alors que d’autres plats végétariens vous provoqueraient le même plaisir gustatif empreint de nostalgie.
[6] De nombreux combats contre les discriminations ont en commun d’être critiqués par une idéologie naturaliste qui justifie la domination sur les femmes, les races discriminées et les animaux à cause d’un soit disant ordre naturel. Je vous invite à lire cet article du Cairn intitulé Spécisme, sexisme et racisme. Idéologie naturaliste et mécanismes discriminatoires par Jonathan Fernandez : https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2015-1-page-51.htm#
[7] Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. – La Bible, Genèse (https://www.info-bible.org/lsg/01.Genese.html)
[8] J. Call, « Descartes’ two errors : reason and reflection in the great apes », in S. Hurdley et M. Nudds (ed.), Rational Animals ?, Oxford University Press, 2006, p.219-234
[9] Un exemple criant de cette situation est illustré en 2019 par le journaliste et écrivain Aymeric Caron qui dénonce cette marchandisation sur la web TV « komodo.tv » avec l’histoire d’un éleveur soumis à l’économie de marché qui a vendu un veau de 2 semaines pour 4€22. Sources : https://komodo.tv/o/Content/co7279/la-vie-d-un-veau-vaut-4-euros
[10] Le psychologue et écrivain britannique Richard D. Ryder fut le premier à utiliser le terme de spécisme dans un pamphlet au Daily Telegraph intitulé Speciesism. Il fut reprit et popularisé par Peter Singer.
[11] Le sociologue français Émile Durkheim est considéré comme le père du courant déterministe.
[12] Au sens marxiste tel qu’il est définit dans l’ouvrage de Karl Marx, Le capital, publié en 1867.